La guerre... si proche et si lointaine à la fois... Impossible d'ignorer ses conséquences, même ici, à plusieurs lieues des champs de bataille. Des couples désunies, des familles morcelées, des champs abandonnés... le royaume du Khanduras autrefois si riche et prospère s'est abîmé dans un conflit qui ne semble plus avoir de fin.
La nature, elle, semble, comme toujours, indifférente aux soucis des hommes. La mer et le ciel qui s'étendent à perte de vue se moquent bien que les hommes s'acharnent à causer leur malheur. Le vent impérieux se moque de l'obstacle insignifiant que votre corps représente sur son chemin. Aucune civilisation n’érigera jamais de cité plus haute que les plus hautes montagnes.
Même l'Eglise qui se dresse fièrement derrière vous, véritable chef d'oeuvre architectural que les pèlerins de tout le royaume viennent admirer, semble dérisoire au regard de l'immensité de ce monde que l'homme ne domestiquera jamais vraiment.
Pour certains d'entre vous, naturellement, ce genre de considérations n'est pas habituel, et peut être que tout cela ne vous vient pas en ces mots à l'esprit. Mais en cette fin de journée vous ressentez tous quelque chose de particulier en observant ce paysage familier. Quelque chose de l'ordre de l'abandon ou de la contemplation. Cela ne durera peut être pas longtemps, mais suffisamment pour que vous vous attardiez un peu après l'office.
Exceptionnellement, l'office a réuni l'ensemble du village, y compris les plus réticents vis à vis de la religion, de la jeune et impertinente Asha jusqu'au vieux Farhnam, le "pêcheur pécheur" comme il aime à se surnommer lui-même par provocation. C'est que cette fois, tout le monde s'est senti concerné par la mort soudaine de Wirt, un jeune orphelin du village dont chacun prenait soin, à sa façon. Pourquoi Wirt s'était-il précipité en criant vers le puits du village avant de s'y jeter en riant comme un fou ? La scène avait glacé d'effroi tous ceux qui y avaient assisté. Et Griswold, qui s'était chargé de descendre pour récupérer le corps en était revenu livide. Les sujets d'inquiétude ne manquent pas à Tristram depuis un an: récoltes et animaux déformés, maladies étranges... même les moins croyants se surprennent parfois à adresser une prière aux dieux pour qu'ils leur viennent en aide.
Les alentours de l'église se vident peu à peu tandis que la plupart des villageois regagnent leurs habitations et leurs occupations. Vous vous trouvez encore non loin de l'église quand Lazare la quitte à son tour.
Il émane du grand prêtre une aura naturelle qui force le respect, quand elle n'intimide pas ses interlocuteurs. La force de conviction du grand prêtre est semblable à une tempête impétueuse contenue par une discipline de fer. Mais les villageois d'une bourgade isolée peuvent-ils ressentir autre chose face à l'un des membres du haut clergé du Zakarum ? D'autant que c'est bien cet homme d'exception qui a été capable d'imposer au roi l'édification d'une église des plus impressionnantes ici-même, si loin de la capitale.
Lazare s'approche d'Ehvok, resté un peu à l'écart à contempler le paysage. Il s’assoie à côté du sacristain en poussant un grand soupir.
« Il n'est de lieu où tu ne sois, car la lumière est partout où porte ton regard. » commente-t-il d'une voie profonde en citant les textes sacrés.
Malgré son naturel austère et sévère, le prêtre semble fatigué. Cela fait plusieurs mois qu'il se montre préoccupé, visiblement affecté par son impuissance à expliquer ou à gérer les récents problèmes survenant à Tristram depuis un an. Cela ne l'a pas rendu irascible - le père Lazare n'est pas homme à s'emporter inutilement - mais plus distant. Ces derniers temps, Ehvok et Edgar se sont vus confier des tâches que Lazare se réservait d'ordinaire, et le prêtre, plongé dans ses livres à la recherche de solutions aux soucis que connait le village, n'officie plus systématiquement à toutes les messes.
« Tout cela est l'oeuvre d'Akarat, le sais-tu ? »
Ehvok connait Akarat, le prophète qui a vu l'enfant de lumière tomber sur notre monde tel un éclair d'énergie illuminant les cieux. Mais la nature est-elle l'oeuvre d'Akarat ? Le sacristain ne peut cacher sa surprise.
« Allons, ce n'est pas la nature qui est l'oeuvre d'Akarat... encore que... Non, ce qui est l'oeuvre d'Akarat, c'est ce sentiment de beauté que tu ressens en contemplant ce paysage. C'est le Zakara, notre lumière intérieure, qui nous permet de percevoir la beauté de ce qui nous entoure, à défaut d'être en mesure de la "voir". Comprends-tu ? »
Thibalde, Asha, Willibert et Edgar ne sont pas bien loin du prêtre tandis qu'il parle avec Ehvok et tous entendent la discussion théologique qu'il entame avec son sacristain. Il mentionne le voyage du prophète au Kehjistan, le royaume situé loin à l'est du Khanduras, puis sa disparition mystérieuse, laquelle n'a pas empêché le culte de prospérer ensuite sur les bases de son enseignement. Vous connaissez déjà tous cette histoire fondatrice du Zakarum, preuve qu'un seul homme peut être à l'origine de changements majeurs dans le monde. Certains y verront de quoi se morfondre sur leur existence, misérable en comparaison. D'autres y trouveront l'espoir de pouvoir eux aussi marquer de leur empreinte ce monde... un jour peut-être ?
Lazare a-t-il conscience que d'autres l'écoutent ? Il semble en tous cas n'avoir d'attention que pour Ehvok. « Tu as fait beaucoup d'efforts au cours de ces dernières années. Toi et Edgar m'avez bien aidé. » Lazare soupire. Il n'est pas du genre à faire souvent des compliments, ou à remercier au delà de ce que la politesse exige. « Je vous remercie rarement. J'espère que vous ne m'en tenez pas rigueur. »
« Je vais avoir besoin de que vous fassiez des efforts supplémentaires quelques mois encore, après quoi vous pourrez reprendre vos habitudes... Je cherche un remède, vois-tu... un remède au mal qui frappe notre village... » Lazare fronce les sourcils et semble contrarié. « ... notre monde est menacé... je le sens... non, pour être honnête avec toi, Ehvok, je le sais... » Il pose une main rugueuse sur une épaule d'Ehvok... et s'appuie sans ménagement sur le jeune homme pour se relever. « Allons, oublies tout cela. Nous avons fort à faire pour préparer l'office de demain. » Le père Lazare se lève sans un dernier regard pour le rivage.
Comme Ehvok ne vient pas immédiatement, Lazare se retourne, légèrement agacé : « Eh bien ? Que fais tu ? Tu as assez rêvassé pour aujourd'hui et j'ai besoin de toi pour... mais... Ehvok ! » Les rares villageois encore présents dans les parages poussent des cris de stupeur en vous voyant tous les cinq vous effondrer les uns après les autres.
Incapables de parler, vous vous retrouvez allongés sur le chemin, à moitié conscient, le corps animé de spasmes.
Une autre vision se substitue à celle du monde qui vous entoure et peu à peu les visages inquiets des villageois qui se sont précipités à votre secours s'effacent pour laisser place à de profondes ténèbres zébrées périodiquement d'éclairs violets.
A l'occasion d'un éclair, vous vous distinguez les uns les autres, flottant au milieu de nulle part. Puis, comme un voile qui se déchire, l'obscurité cède la place à un ciel orageux. Votre vision s’accommode progressivement à ce nouveau paysage tandis que vous vous interrogez les uns les autres du regard. Vous êtes maintenant tous les cinq au sommet d'une falaise qui vous est inconnue, à observer une mer déchaînée et un orage spectaculaire. Vous n'avez jamais rien vu de tel : les éclairs roses et violets ont à peine le temps d'annoncer des coups de tonnerre assourdissants... et l'approche d'une créature si gigantesque que vous n'arrivez pas à en estimer la taille.
La vision vous laisse pétrifiés. L'"oeil" de la créature semble vous fixer, et la falaise sur laquelle vous vous trouviez s'effondre, vous précipitant dans le vide.
Vous voudriez hurler, mais aucun son ne sort de votre bouche. Les quatre autres villageois qui partagent cette expérience avec vous tentent eux aussi de se rattraper avant de chuter, mais sans plus de succès que vous. Votre corps tombe en direction des récifs balayés par de gigantesques tentacules.
Quelque chose vous attrape et vous secoue... dans la panique, vous vous débattez... jusqu'à ouvrir les yeux sur un visage connu...
Vous êtes "revenus" à la réalité. Lazare et d'autres villageois sont agenouillés à vos côtés, et s'interpellent les uns les autres.
« - Les deux petites sont revenues à elles ! »
« - Oui, le gamin aussi ! »
« - Edgar, est-ce que ça va ? Et toi, Ehvok ? »
Il y a un soulagement mêlé d'une angoisse évidente dans leur voix.
Willibert et Edgar se remettent vite de leurs émotions. Bien qu'encore tremblants et perturbés par leur vision, ils reprennent rapidement leur souffle et parviennent à se calmer.
Ehvok, lui, met quelques minutes à se raccrocher à la réalité et à retrouver une respiration normale. Pendant un bon moment, son coeur bat si fort qu'il a l'impression qu'il va exploser.
Pour Asha et Thibalde, c'est la panique : les deux jeunes filles voient encore des images de leur vision se superposer à la réalité, et leur corps est à la fois ici, au milieu de visages connus, près de l'église, et ailleurs... ballotté par les vagues ou écrasé par de gigantesques tentacules. Il faut plusieurs minutes aux villageois pour réussir à les calmer assez pour qu'elles cessent de hurler ou de se débattre.